Malgré un siècle de recherches actives, les scientifiques ignorent toujours ce qui se passe dans l'organe de moins d'un kilogramme et demi qui est le siège de toute activité consciente humaine. Beaucoup ont essayé de s'attaquer à ces questions en examinant les systèmes nerveux d'organismes plus simples. En fait, 15 années se sont écoulées depuis que les chercheurs ont cartographié les connexions de chacune des 302 cellules nerveuses du nématode Caenorhabditis elegans. Pour autant, le schéma de câblage de ce minuscule ver n'a pas permis de comprendre comment ces connexions donnent naissance à des comportements même rudimentaires, tels que l'alimentation et la reproduction.
Chez l'homme, la difficulté rencontrée pour établir un lien entre anatomie et comportement est encore plus grande. Les médias font régulièrement état d'imageries cérébrales montrant que des zones particulières du cerveau s'activent lorsqu'on se sent rejeté, lorsqu'on parle une langue étrangère, etc. Ces annonces peuvent donner l'impression que les techniques actuelles fournissent de nouvelles connaissances fondamentales sur le fonctionnement du cerveau. C'est une fausse impression.
Un exemple notable de cette illusion est une étude récente largement médiatisée, où l'on a identifié une cellule cérébrale particulière qui a émis un signal électrique en réaction à la vue du visage de l'actrice américaine Jennifer Aniston. Bien qu'ayant fait sensation, la découverte du « neurone Jennifer Aniston » ne nous avance pas beaucoup. Nous sommes toujours dans la plus totale ignorance de la façon dont les impulsions électriques de ce neurone influent sur la capacité de reconnaître le visage de Jennifer Aniston et d'établir un lien avec la série télévisée Friends où joue cette actrice. Pour que le cerveau reconnaisse l'actrice, un vaste ensemble de neurones doit probablement s'activer, neurones qui communiquent entre eux à l'aide d'un code non encore déchiffré.
Le neurone Jennifer Aniston est aussi un bon exemple de la croisée des chemins à laquelle se trouvent les neurosciences. Nous disposons de techniques permettant d'enregistrer l'activité de neurones isolés dans le cerveau humain. Mais pour progresser vraiment, les chercheurs ont besoin de nouvelles techniques qui leur permettront de sonder et de modifier l'activité électrique de milliers, voire de millions, de neurones – des techniques capables de déchiffrer ce que l'Espagnol Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), pionnier de la neuroanatomie, appelait « les jungles impénétrables où de nombreux chercheurs se sont perdus ».
Un besoin criant
de nouvelles techniques
Avec de telles percées méthodologiques, on pourrait, en principe, combler peu à peu les lacunes dans notre connaissance de la succession des événements qui se déroulent entre l'activation des neurones et la cognition (perception, émotion, prise de décision) et, en fin de compte, la conscience elle-même. Le déchiffrement des schémas précis de l'activité cérébrale sous-jacente à la pensée et aux divers comportements fournira également des informations essentielles sur le dysfonctionnement des circuits neuronaux dans des troubles psychiatriques et neurologiques tels que la schizophrénie, l'autisme, les maladies d'Alzheimer ou de Parkinson.
Des appels à des bonds en avant des techniques d'étude du cerveau ont commencé à être entendus en dehors des laboratoires. De fait, l'administration du président américain Barack Obama a annoncé l'année dernière le lancement d'une vaste initiative en faveur du développement de neurotechnologies innovantes, nommée BRAIN (Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies, ou Recherches sur le cerveau par le développement de neurotechnologies innovantes). Cette initiative constitue, dans ce second mandat du président, l'effort le plus visible consacré à la science lourde, la « Big Science ».
Le projet BRAIN, initialement financé à hauteur de 100 millions de dollars (74 millions d'euros) en 2014, vise à développer des techniques permettant d'enregistrer les signaux électriques et chimiques émanant de cellules cérébrales beaucoup plus nombreuses, voire de régions entières du cerveau. BRAIN vient compléter d'autres grands projets de neurosciences menés en dehors des États-Unis. Le projet Human Brain Project (Projet du cerveau humain), financé par l'Union européenne, est un effort de recherche de 1,2 milliard d'euros sur dix ans, qui vise à élaborer une simulation informatique de l'ensemble du cerveau. D'ambitieux projets ont également été lancés en Chine, au Japon et en Israël. Le consensus mondial qui pousse actuellement à investir dans la recherche sur le cerveau rappelle d'autres initiatives d'après-guerre de recherches scientifiques et technologiques concentrées sur des priorités nationales urgentes : l'énergie et l'armement nucléaires, l'exploration spatiale, l'informatique, les énergies alternatives, le séquençage de génomes. Désormais, c'est le siècle du cerveau qui s'ouvre à nous.
Retracer comment les cellules cérébrales forgent le concept de Jennifer Aniston (ou une autre entité mentale) constitue pour le moment un obstacle insurmontable. Cela exige de passer d'une mesure effectuée sur un seul neurone à la compréhension de la façon dont une assemblée de neurones établit des interactions complexes pour créer une entité globale – ce que les scientifiques nomment une propriété émergente.
La résistance mécanique ou l'état magnétique...
L'essentiel
- Le cerveau et son fonctionnement restent l'un des grands mystères de la science.
- De nouveaux outils, permettant d'analyser
le fonctionnement
de circuits formés d'une multitude de neurones, sont nécessaires pour progresser.
- Plusieurs techniques d'enregistrement ou
de contrôle de l'activité de circuits cérébraux entiers commencent
à voir le jour.
- Des projets de grande envergure sont dévolus
à cet aspect, notamment l'initiative brain
aux États-Unis.
L'auteur
Rafael YUSTE est professeur
de sciences biologiques
et de neurosciences
à l'Université Columbia,
aux États-Unis. Il codirige l'Institut de la fondation Kavli pour la science du cerveau.
George CHURCH est professeur de génétique à l'Université Harvard, aux États-Unis.